Laurent Frölich avocat assistance marchés publics et  droit avocat délégation de service public et  droit de la fonction publique, Paris et Lille

Le Conseil d'État affirme qu'un contrat d'émission et de distribution de chèque emploi-service revêt le caractère d'un marché public, et non pas d'une concession.

CE 4 mars 2021, Département de la Loire, n° 438859
 
https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000043219705?juridiction=TRIBUNAL_CONFLIT&page=1&pageSize=10&query=438859&searchField=ALL&searchType=ALL&sortValue=DATE_DESC
 
 
Le département de la Loire a lancé une procédure de passation d’un accord-cadre ayant pour objet l’émission et la distribution de divers chèques emploi-service universels préfinancés pour l’allocation personnalisée d'autonomie et la prestation de compensation du handicap. Contrairement au lot n° 1, les lots n° 2 à 6 de cet accord-cadre ont fait l’objet d'une consultation selon une procédure sans publicité ni mise en concurrence préalables car le département estimait la valeur des lots n° 2 à 6 inférieure à 25 000 euros, en application de l’article R. 2122-8 du code de la commande publique.
 
En décembre 2019, le département de la Loire a invité la société Edenred France à présenter une offre pour chacun des lots 2 à 6. La société Edenred a toutefois informé le département par un courrier de son refus de présenter une offre et a saisi le juge du référé précontractuel sur le fondement de l’article L. 551-1 du code de justice administrative, en annulation des procédures de passation des lots n° 2, 3, 5 et 6. La société Edenred justifiait sa position par le fait que la valeur réelle des lots dépassait les seuils de passation et que la procédure était donc irrégulière.
 
Ces procédures de passation sont annulées par une ordonnance du 4 février 2020 du juge des référés du Tribunal administratif de Lyon. Cette ordonnance a fait l’objet d'une demande d'annulation par le département de la Loire.
 
La question posée était de savoir si le contrat d’émission et de distribution de chèques emploi-service universels était un marché public ou une concession. De plus, le Conseil d’État devait se pencher sur l’évaluation de la valeur estimée du besoin d'un tel contrat.
 

  1. La qualification du contrat

 
Tout d’abord, le Conseil d’État reprend la distinction classique entre marché public et concession :
 
« Il résulte de ces dispositions qu'un contrat par lequel un acheteur public confie l'exécution de travaux ou la gestion d'un service à un ou plusieurs opérateurs économiques ne constitue un contrat de concession que s'il transfère un risque réel lié à l'exploitation de l'ouvrage ou du service et si le transfert de ce risque trouve sa contrepartie, au moins partiellement, dans le droit d'exploiter l'ouvrage ou le service. Le risque d'exploitation est constitué par le fait de ne pas être assuré d'amortir les investissements ou les coûts liés à l'exploitation du service ».
 
Comme l’indique le Conseil d’État, ce n'est pas le risque lié à l’exploitation en tant que telle qui permet d’identifier un contrat de concession, mais bien le transfert de ce risque de l’autorité concédante vers le concessionnaire.
 
Le Conseil d’État a relevé que le coût de l’émission des titres et de leur distribution était intégralement payé par le département, et que le cocontractant bénéficiait, à titre de dépôt, des fonds nécessaires pour verser leur contre-valeur aux bénéficiaires des titres.
 
« Si les stipulations du projet de contrat ne font pas obstacle à ce que, sous réserve des dispositions législatives et réglementaires encadrant chaque catégorie de titre préfinancé, le cocontractant qui projette d'exécuter le service prélève une commission à l'occasion du remboursement des titres aux personnes physiques ou morales les ayant acceptés en paiement ou place les sommes versées par le département durant le laps de temps précédant leur remboursement, le coût de l'émission des titres et de leur distribution est intégralement payé par le département et le cocontractant bénéficie, à titre de dépôt, des fonds nécessaires pour verser leur contre-valeur aux personnes physiques ou morales auprès desquelles les titres seront utilisés. Il résulte de ce qui précède que le cocontractant ne supporte aucun risque d'exploitation. Dans ces conditions, le contrat en litige ne revêt pas le caractère d'un contrat de concession, mais celui d'un marché public. ».
 
Par conséquent, dans la mesure où le cocontractant ne supporte de facto aucun risque d'exploitation, le contrat litigieux est un marché public et non une concession.
 
Le rapporteur public a noté que « d’autre part, s’il reste un risque commercial pour ce dernier, tenant à ce que les affiliés seraient en nombre insuffisant pour accepter les titres ou refuseraient les conditions tarifaires liées aux commissions, un tel risque est parfaitement résiduel vu l’organisation du marché, qui est structuré depuis longtemps, alors, au demeurant, que l’incitation à user de leurs titres est très forte pour les bénéficiaires, ce qui est de nature à garantir le maintien d’un solide réseau d’affiliés et donc des commissions qui les accompagnent ».
 
Le rapporteur public souligne donc que le risque commercial est faible.
 
2- Le calcul de la valeur du marché
 
Le département de la Loire soutenait devant le Conseil d’État que le juge du référé précontractuel avait commis une erreur de droit en tenant compte, pour apprécier la valeur estimée du besoin de la collectivité, de la valeur faciale des titres de paiement. Le département affirmait que cette valeur n’avait pas pour objectif de rémunérer le cocontractant pour la prestation fournie, mais consistait seulement à produire et émettre les titres. Le Conseil d’État a alors expliqué la méthode d’évaluation de la valeur estimée du besoin.
En principe, conformément à l’article R.2121-1 et suivants du CCP, l’acheteur public doit procéder au calcul de la valeur estimée du besoin sur la base du montant total hors taxes du ou des marchés envisagés. La valeur du besoin correspond à la valeur estimée au moment de l’envoi de l’avis d'appel à la concurrence ou, à défaut, au moment où l’acheteur public lance la consultation.

Concernant les marchés de fournitures ou de services, l’article R.2121-6 CCP précise que « la valeur estimée du besoin est déterminée, quels que soient le nombre d'opérateurs économiques auquel il est fait appel et le nombre de marchés à passer, en prenant en compte la valeur totale des fournitures ou des services qui peuvent être considérés comme homogènes soit en raison de leurs caractéristiques propres, soit parce qu'ils constituent une unité fonctionnelle ».

Concernant la technique d’achat de l’accord-cadre, l’article R.2121-8 CCP précise que la valeur estimée du besoin est déterminée en tenant compte de la valeur maximale estimée de l’ensemble des marchés à passer ou des bons de commande à émettre pendant la durée totale de l’accord-cadre. Si l’accord-cadre ne fixe pas de maximum, sa valeur estimée est réputée excéder les seuils de procédure formalisée et donc conduit l’acheteur à respecter les règles de publicité et de mise en concurrence adéquates.

Le Conseil d’État indique que « Pour l'application de ces dispositions à un marché de titres de paiement, l'acheteur doit prendre en compte, outre les frais de gestion versés par le pouvoir adjudicateur, la valeur faciale des titres susceptibles d'être émis pour son exécution, somme que le pouvoir adjudicateur doit payer à son cocontractant en contrepartie des titres mis à sa disposition. Dès lors, en jugeant qu'il appartenait à l'acheteur public d'établir le montant d'un marché de titres de paiement en prenant en compte la valeur faciale totale des titres susceptibles d'être émis pour son exécution, augmentée d'une évaluation sincère des frais de gestion prévisibles, le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Lyon n'a pas commis d'erreur de droit ».
 
Le rapporteur public estime dans ses conclusions que « l’approche fondée sur une conception globalisante de la valeur estimée du besoin, correspondant à la valeur faciale totale des titres, complétée par une estimation des frais de gestion à verser par la collectivité, est non seulement la plus conforme au droit, mais aussi la plus solide en pratique. […] Cette approche implique de privilégier les montants les plus élevés quand plusieurs calculs sont possibles ».

En l’espèce, le juge administratif considère que le département n’a pas tenu compte de la valeur faciale des titres pouvant être émis pour son exécution, conduisant alors à une estimation erronée du besoin, et au recours à une procédure de passation sans publicité ni mise en concurrence, raison pour laquelle la passation des lots litigieux a été annulée par le juge des référés en première instance et le Conseil d’État confirme cette annulation.